Aniane, l'enfance derrière les barreaux (1885 - 1975)
[Publié à l'origine dans C Le Mag N° 103]
En 2011, en grattant la terre, les archéologues découvrent au sein de l'abbaye d'Aniane des vestiges carolingiens et médiévaux qui permettront d'éclaircir un peu plus le passé lointain de ce monument dont l'origine remonte au VIIIème siècle et à Witiza (futur Saint-Benoît), son fondateur. Les vicissitudes du lieu, depuis classé monument historique (2004), les ravages de la guerre, les épidémies, l'érosion du temps de l'époque de Pépin le Bref à nos jours n'ont pas eu raison de la mémoire collective, en particulier pour une partie cachée de ce passé que l'on connaît moins et qui a du mal à sortir de l'ombre, elle concerne une période bien plus récente, celle de la tristement célèbre colonie pénitentiaire installée en ces lieux entre 1885 et 1975.
Après plusieurs phases de construction, détruite pendant les guerres de religions au XVIème siècle, reconstruite du XVII au XVIIIème, l'abbaye devient bien public en 1791, est vendue et devient au début du XIXème siècle le lieu d'une filature de coton qui ne tarde pas à faire faillite une trentaine d'années plus tard. En 1845, le domaine de l'abbaye devient une maison centrale de détention mais c'est en 1885 que la colonie pénitentiaire pour mineurs s'installe, une page noire de l'histoire d'Aniane est sur le point de s'écrire, une longue page qui s'étirera jusqu'à 1953, date à laquelle l'établissement devient IPES (Institut public d'éducation surveillée), il semble que tout ne changera que bien plus tard (1975) malgré tout. Reliquat d'une éducation à la dure en vogue jadis, le fait d'emprisonner des enfants dans des conditions particulièrement difficiles ne choque pas, on part du principe qu'il faut mater les voyous, que la plupart le méritent (lire par exemple le déchaînement de l'Eclair, le journal local de l'époque, à propos des émeutes de 1937 à Aniane). Ce n'est que plus tard que des voix, celles de journalistes principalement mais pas seulement, vont s'élever pour dénoncer les conditions de vie souvent effroyables des enfants des "colonies" et "l'éducation correctionnelle" qui va avec.
Dès le départ, la colonie se veut industrielle: bonneterie, cartonnerie, ébénisterie, sculpture sur bois sont au programme dans les ateliers mais bientôt l'encadrement des colons montre ses limites, des évasions, des rébellions ont lieu et la colonie est très critiquée par les inspecteurs qui viennent faire une visite et par les comités de défense des enfants traduits en justice qui remettent déjà en question le régime punitif de ces lieux. Sur le papier, il apparaît que l'institution produit plus qu'elle n'éduque, au détriment du but qu'elle claironne: "corriger". Le début du XXème siècle à Aniane est émaillé par de nombreux incidents à l'aube de la première guerre mondiale: multiples évasions et émeutes excitent la colère de la presse et des habitants, en effet l'âge maximum dans les colonies passe de 16 à 18 ans et le vieillissement de la population pénitentiaire à Aniane est notable et les "criminels" de ce fait bien plus expérimentés…
Accueillant jusqu'à 700 détenus, la prison d'Aniane n'a pas laissé beaucoup de témoignages mais il en existe néanmoins quelques-uns de visiteurs mais aussi de détenus. En 1927 l'avocat André Mailhol la visite et sort un livre, La colonie agricole et industrielle d’Aniane dans lequel il dénonce un personnel surveillant incompétent de par son manque de formation, une administration surchargée de travail de gestion… Sa solution pour ces établissements ? "Il faut en raser les murs"… Le journaliste Louis Roubaud quant à lui évoque la violence des pupilles (ce nouveau terme caractérise désormais les colons) suite à des excès de discipline dans les ateliers, celle-ci prédomine sur l'éducation qui semble quasi-nulle. Rappelons pour exemple que les "cours", dispensés donc par un personnel non-qualifié, ont lieu en fin d'après-midi après une longue journée de travail physique. L'efficacité s'en ressent à la lecture des statistiques...
Marie Rouanet, dans son ouvrage Les Enfants du bagne (Payot, 1992), revient aussi sur la "colonie" d'Aniane et ses "innocents" et son constat est implacable quand elle aborde l'histoire de Louis M., détenu à Aniane à partir de 1929 et de la peur qui règne dans les locaux d'où le plus grand nombre rêvent (et tentent, parfois réussissent !) de s'évader. Le personnel brutal et aigri par des conditions de travail rudes et ingrates, les relations houleuses entre détenus, les hiérarchies officielles et officieuses qui font et défont quotidiennement les relations entre les uns et les autres. Il semble aussi que des arrangements peu ragoûtants existent entre le pénitencier et certains membres de la population: des "évasions" sont facilitées, on partagera les primes à la capture des enfants en maraude… Dans un tel climat, Louis jouera celui qui ne se fait pas remarquer et essayera toujours de "gérer ses années, de passer au travers d'elles sans se passionner pour rien ni pour personne, attentif seulement à être bien noté, sans trop". Cette attitude lui permet de passer le certificat d'études et d'obtenir une place dans le groupe des jardiniers au sein duquel il revit, loin des ateliers industriels où sont fabriquées toutes sortes de choses: "on sortait des ateliers des gamelles, des cuvettes, des cruches, des tinettes, des tuyaux de poêle" (au lieu des espadrilles, des sonnettes, des cabas, des peignes, des boutons au siècle précédent)… Ce poste lui permet aussi d'améliorer son alimentation, généralement mauvaise dans le système. Le pain infect et la soupe insipide est tout ce que les gestionnaires permettent de laisser atterrir sur les tables, malgré des plages de travail longues et fatigantes.
La fin des années 20 et les années 30 se distinguent par de violentes attaques de la presse contre le système des colonies ou maisons d'éducation surveillée, nouveau terme employé à partir de 1927. Alexis Danan et d'autres multiplient les appels à la réforme, réforme qui va être envisagée à Aniane après la révolte de 1937 pendant laquelle sera pointée du doigt la mauvaise et inique organisation du travail en atelier mais qui ne sera pratiquement jamais mise en oeuvre, même sous le régime de Vichy qui pourtant soulignera l'éducabilité des délinquants (dont le nombre est forcément en hausse, beaucoup de pères sont prisonniers, le marché noir pullule…). Ce n'est qu'à la toute fin de la guerre que les tribunaux et juges pour enfants sont mis en place. Mais à Aniane, une fois de plus, les progrès tardent, au moins jusqu'en 1953, de par l'envoi sur place des éléments difficiles d'autres centres désormais fermés et aussi parce que le personnel pénitentiaire ne change pas d'optique d'organisation ni de façon de faire.
Et pourtant Robert, interviewé en 2005 par Didier Almon et aujourd'hui décédé, parlait d'un endroit propre et encadré d'une discipline stricte mais juste à ses dires, il vivra dans les lieux quatre années à partir de 1947 et apprendra à lire, écrire et choisira un apprentissage, celui de la maçonnerie. L'emploi du temps des petits détenus est réglé comme du papier à musique du lever à 6 heures du matin jusqu'au repas du soir après lequel ils retrouvent leurs cellules de 6 m2 au mobilier sporadique. Et gare à ceux qui tenteraient de jouer aux fortes têtes, le "still", le mitard local, est là pour rappeler durement le règlement par l'isolement le plus total. Robert est de ceux qui pensent que l'institution, bien que décriée, lui a donne sa chance de s'en sortir, malgré les baffes qui volent parfois. Alsacien d'origine, il finira d'ailleurs par s'installer dans le village d'Aniane et y restera jusqu'à sa mort.
Transformé en IPES (Institution Publique d’Éducation Surveillée) puis en ISES (Institut Spécialisé d’Éducation Surveillée) en 1975, le centre d’Aniane devient le siège du Service d’éducation surveillée de l’Hérault puis le Ministère de l’Intérieur installe subitement dans les locaux le premier centre de rétention du territoire national au début de l’année 1994. Ce centre est finalement fermé officiellement en 1998 tandis que les lieux sont laissés à l’abandon par les services du Ministère de la Justice. Au seuil des années 2000, la commune d’Aniane et la Communauté de communes Vallée de l’Hérault se fixent pour objectif de préserver et de valoriser l’ensemble abbatial dans le cadre de la mise en œuvre du programme d’actions de l’opération Grand Site Saint-Guilhem-le-Désert - Gorges de l’Hérault. (Source CC). Le 2 novembre 2004, l’ensemble formé par l’ancienne abbaye et l’ancien centre pénitencier d’Aniane est classé monument historique, travaux et fouilles archéologiques sont en cours ainsi que la construction d'un pôle qui réunirait dans son ensemble les domaines culturels, touristiques et urbains. De quoi faire taire les cris des enfants du bagne et diriger le lieu vers un avenir plus radieux.
Sources et bibliographie:
Les Enfants du bagne de Marie Rouanet,
La Colonie pénitentiaire d’Aniane, cahier des arts et traditions rurales, Foyers ruraux,
Communauté de Communes Vallée de l'Hérault,
Documentation Didier Almon
Photos: J. M. Périn © Région LR - Inventaire général 1995
© GED Ω - 06/07 2014
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