InterviewsLes propos des interviewés n'engagent que leurs auteurs.
19
Juil
2014

[Publié à l'origine dans Rock Hardi N° 43]

Depuis déjà vingt ans les éditions du Dernier Cri mènent leur barque sans compromis dans le milieu avec à leur tête Pakito Bolino, personnage incontournable en matière d'art brut, offensif et sans complaisance aucune pour les yeux innocents. C'est à Marseille qu'il répond à une série de questions à l'occasion de l'exposition Martes Bathori - Le mauvais œil I : Famille Saucisse Parti à Marseille, antre du Dernier Cri, Friche de la Belle de Mai dans l'antre bolinesque, perdue au milieu de gigantesques locaux en reconstruction, mode travaux hyper bruyants et Pagnol version Lafarge activé, fuyons donc dans les limbes graphiques…

Vingt ans… Qu'est-ce qui a changé en vingt ans ?

Oui, l'année prochaine cela fera vingt ans au mois de juin que nous sévissons et ce qui a changé c'est la mentalité des gens, l'ordre moral fait son grand retour ainsi que l'autocensure qui avait pourtant disparu depuis longtemps. Pour ma manière de faire des livres rien n'a changé puisque je continue à plier, agrafer et vendre à la main, on ne les fait pas imprimer en Chine mais à Marseille donc on est super nationalistes pour ça [Rires]. Sinon de moins en moins de libraires prennent de livres mais dans le même temps aujourd'hui il y a internet qui permet à des gens du monde entier de nous suivre sans être obligés de passer par des diffuseurs à la con qui ne faisaient pas forcément leur travail.

Comment fait-on pour tenir autant de temps avec un style aussi sauvage sans se faire embrouiller par les censeurs de tous bords ?

Tu sais, personne ne t'emmerde si tu restes dans l'underground où tu ne déranges personne, tu te fais plus attaquer quand tu publies une photo choc sur Facebook ou Flicker qui rassemblent plus de gens. Les choses qui dérangent aujourd'hui c'est par exemple Charlie Hebdo mais tout ça c'est du flan, il n'y a plus de journal satirique en France depuis Hara-Kiri, un point c'est tout.

Votre mode de fonctionnement : association et autoproduction, sans subvention ou presque ?

Parfois nous avons eu des subventions de la ville de Marseille mais jamais pour un projet précis, plus pour le fonctionnement, quoi. Et surtout parce que quelqu'un avait dû s'apercevoir que je me plaignais souvent dans les interviews de l'absence d'une quelconque aide. C'est donc la vente des livres qui finance ce que l'on fait, les gens avec qui je travaille sont souvent des emplois aidés comme d'habitude dans le milieu. Au bout de vingt ans je ne me paye même pas le SMIC, seulement un trois-quarts temps alors que je passe l'essentiel de ma vie ici. Donc, comme toute petite entreprise on a peur tout le temps de ne pas avoir assez d'argent pour payer le matos, etc. 

Et donc tu es sur le départ pour Saint-Petersbourg ! Comment ça marche, êtes-vous défrayés pour vos multiples déplacements ?

Oui c'est une asso finlandaise qui s'appelle Kutikuti, qui fait un journal gratuit et édite des dessinateurs du nord de l'Europe entre BD et graphique comme moi. Il nous a fait venir en Finlande qui est à deux pas ou presque de Saint-Petersbourg. Pour cette fois ils payent nos tickets et nous hébergent mais en général cela dépend d'où, avec qui, quand et comment ça se passe. Donc sur place je présente des travaux, vends des livres et surtout je rencontre de nouveaux auteurs. Internet a ses limites dans ce cas précis, rien ne vaut les rencontres. On fait beaucoup d'expos à l'étranger puisqu'on a édité des gens du monde entier, ce sont eux qui sont les meilleurs relais locaux pour nous faire venir chez eux.

Certains bouquins ont dû bien marcher, je pense notamment au fameux Johnny 21 de Charles Burns

Oui évidemment, je crois qu'en à peine trois mois il n'y en avait plus. C'est bien mais en même temps c'est triste puisque seules des personnes reconnues, qui sont des stars, arrivent à faire tourner une petite maison d'édition. Tout d'un coup les libraires qui ne t'adressent jamais la parole t'appellent pour tenter d'obtenir des copies d'un livre etc. Et c'est là que tu leur dis qu'il n'y a pas que ça, en vingt ans nous avons dû sortir 300 bouquins donc 150 que nous avons encore à la vente. Forcément, ça ne les intéresse pas… On essaie au Dernier Cri d'éditer des gens que personne ne connaît, de créer un espace de liberté pour des choses que personne ne fait. Et quand Burns me demande de faire un pirate de sa propre BD chez un autre éditeur, c'est parce qu'il sait qu'ici il fera ce qu'il veut sans être contrecarré. 

Le Dernier Cri est aussi un outil que tu mets à la disposition des artistes qui souhaitent confectionner leur livre... 

Je vois plus ça comme un espace de liberté et de création, une forteresse contre la bêtise ambiante où des gens peuvent se croiser pour faire des trucs, des fois on a fait des films, de la musique, et souvent on fait des livres car c'est comme ça que l'on fait rentrer de l'argent pour faire vivre l'asso. Si on en rentrait plus en faisant des films, je ferais plus de films, malheureusement ce n'est pas le cas. Nous avons fait des films avec Canal+ et l'Oeil du Cyclone d'Alain Burosse (Hopital Brut et Le Dernier Cri, visibles à http://vimeo.com/user7810627. On a aussi fait les Religions Sauvages (toujours dispo en DVD) mais là complètement autoproduit. Tout ceci nécessite beaucoup de temps, d'argent, par exemple en faisant venir les artistes de l'étranger… 

Cette politique participative va totalement à l'encontre de l'image parfois grossière que l'on se fait de l'art contemporain, souvent élitiste et exclusif. Où vous situez-vous dans ce fatras clinquant ?

Je suis en plein dedans, mon atelier est installé au milieu d'un endroit où ça pullule. Mon fonctionnement n'est pas le même que celui de ces gens-là, la sérigraphie est destinée à une valeur marchande de par son tirage à un certain nombre de copies, quand j'ai commencé d'abord par les fanzines, chacun voulait en trouver des pas chers avec de bons visuels etc comme par exemple Metal Hurlant à un autre niveau, après j'en ai eu marre de faire de la photocopie et je me suis aperçu qu'en achetant mon encre et mon papier, j'imprimerais à la main quelque chose de plus beau et en nombre suffisant. Nous sommes donc loin de la politique de la pièce unique et finalement nous rendons abordables à tous de véritables œuvres d'art. 

En parlant de fanzine / magazine, qu'en est-il d'Hôpital Brut, la publication maison ? Un nouveau numéro à l'horizon ?

HB est un magazine collectif, une revue d'images qui au début comportait des textes mais comme j'en faisais la plupart, le manque de temps a fait qu'ils ont disparu. Un nouveau numéro doit sortir l'année prochaine pour les vingt ans dont dix-sept à Marseille, capitale européenne de la culture 2013. Et pourtant je n'ai pas un euro pour participer à ce grand évènement ni même un endroit où exposer une rétrospective, je ne suis pas arrivé à obtenir quelque chose donc je vais faire des expositions dans mon atelier tous les 13 de chaque mois de 2013 et puis donc le dixième numéro d'HB qui devrait aussi être le dernier (voir Hopital Brut 10 (Le Dernier Cri - 2014)). Mais si j'arrive à renflouer les caisses pour l'année prochaine (le déménagement nous a beaucoup coûté), j'aimerais sortir un gros livre sur les vingt ans avec textes et interviews, un catalogue raisonné de tous les bouquins, on verra d'ici là.

Niveau musique vous sortez aussi des disques dont de délicieux vinyles, des projets sur le feu, par exemple en ce qui concerne la merveilleuse cire noire ? Un brin de nostalgie est-il à déceler dans le choix des galettes noires ?

Si j'avais une presse à vinyle j'en ferais tous les mois mais encore une fois c'est une question d'argent. Donc les vinyles se font en partenariat avec un label, moi je ne m'occupe que de la sérigraphie, du graphisme. Pour le reste, un vinyle est un objet contrairement au CD. On fait aussi des CD mais par exemple avec des bouquins, pour en faire autre chose qu'un simple CD, un CD tout simple c'est juste pas beau.

A quoi doit-on s'attendre ces prochains mois ? Quelques titres en prévision ? 

Y a plein de trucs qui sortent: on vient de finir Campigne d'Olivier Texier (from Nantes), on est en train d'achever un portfolio de Dav GuedinNudist Power, un bouquin avec Didier Progéas de Toulouse est aussi prévu ainsi qu'une expo de ce dernier avec Mathieu Desjardins. Puis après c'est 2013 comme dit plus haut, si on n'est pas ruinés avant. 

Côté musique joues-tu toujours ? 

Je n'ai plus de groupe parce que ça ne tient jamais longtemps, les gens déménagent ou autre, le dernier que j'avais monté c'était MAÎTRE CHIEN avec entre autres le batteur de SLOY qui avait aussi le label T-Rex. On a sorti un disque en coprod (voir MAÎTRE-CHIEN [Fra] Chien 12’’ + CD (T-Recs / Le Dernier Cri) 2009) et puis voilà, le bassiste est parti et on a donc arrêté.

Mais les performances lors d'expos se passent donc avec des musiciens locaux ?

Oui c'est ça, mais sinon on a aussi tourné un an pour la musique des Religions Sauvages avec une vraie formation. Mais comme des gens continuent à demander le film, je me suis proposé de faire des impros avec des musiciens sur place, depuis j'ai joué avec des gens partout dans le monde, qu'ils soient à la base des musiciens de jazz ou quelque genre que ce soit.

http://www.lederniercri.org/

 © GED Ω - 19/07 2014

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