Jamais mené à son terme, le projet Pittsburgh de William Eugene Smith
se limitera, quelques années après l'abandon par son auteur, à une publication rikiki dans une revue spécialisée. Il faut pourtant savoir que le volume total de cette aventure urbaine s'élève à plus de 17000 photos !!! L'artiste, adulé par ses descendants photo-journalistes, est le premier qui, par exemple chez Life, tape du poing sur la table et refuse que l'on relègue le photographe à un simple illustrateur de texte, il milite pour un contrôle total de sa production quitte à, comme il le fait en 1955, prendre la porte et la claquer bien fort. C'est cette année-là qu'il décide d'entreprendre la création d'un livre ou d'une exposition autour de Pittsburgh qui avec le temps devient un projet pharaonique, rassemblant donc des dizaines de milliers de clichés que Smith s'épuisera à vouloir organiser maintes et maintes fois, en vain.
De cet immense monceau de photographies ont été tirées les quelques cent soixante images de travail que l'on découvre au fil de la visite, évoquant souvent avec humour et tendresse les scènes de la vie quotidienne d'une ville alors en complète restructuration, passant de l'âge du charbon et de l'acier à une cité qui se voulait plus moderne et moins polluée (on l'appelait "Smoke city" il fut un temps). La splendeur d'un noir et blanc puissant, forcé, enlumine une certaine beauté de la routine et de la simplicité de certaines scènes dans lesquelles évoluent une abondance de détails qui rendent du coup "spécial" l'anodin: un pied nu au théâtre, le gardien qui semble roupiller à son poste au musée, des baskets qu'on croirait voir railler les bottes d'un défilé, un Christ cintré...
Smith s'adapte au décor en vrai "oeil", joue avec les grillages, fait face à la lumière, brave la pluie battante. La symétrie, le mouvement, la profondeur sont également titillés, rendant le style très varié même si la "patte" est souvent reconnaissable, celle d'un touche-à-tout curieux et poète, parfois malicieux. L'ensemble de l'oeuvre exposée a un côté "américain" très fort en ceci qu'il n'évite jamais de faire figurer les thématiques aujourd'hui véritables symboles: les grosses guimbardes, les buildings, les Noirs que l'on représente encore assez peu, l'ambiance jazzy, le gigantisme des décors comme sur le sublime Homme perdu au milieu des rails, les signalétiques typiques US comme sur le chouette Dream street...
Le gros morceau pour les amateurs de coups de poing visuels, c'est la série sur les grèves ouvrières, assénant aux yeux visiteurs des exemples magnifiques de regards et de force, de la solidarité et de la camaraderie entre les travailleurs mais aussi le côté "magique" de l'industrie et de ses machines prodigieuses qui rappellent un univers de science-fiction. La manipulation du feu, des étincelles, de la sueur (Qui a dit la Bête Humaine de Renoir, Germinal etc ?!) évoque de véritables forges de l'Enfer, elles qui après une grève de cent-vingt jours apporteront à leurs protagonistes la somme supplémentaire mirifique de 15 ¢ !
Toutes ces épreuves dont de nombreuses portent cadres et annotations du maître sont à aller découvrir au plus vite, l'Amérique mythique qui y figure se fait palpable, si elle n'était pas déjà jouée, on entendrait presque la musique d'un film, souvent noir, et on voit, si on le veut, se dissoudre déjà le rêve américain à l'apparition sur les images de la télévision et des premiers réflexes tabloïd, la standardisation est déjà en marche. L'expo a sa bande originale, du jazz se faufile le long des couloirs, rendant la sortie du bâtiment étrange, impression déjà ressentie lors de la précédente et époustouflante expo (voir ici: Apocalypses - La Disparition des villes à Montpellier, Pavillon Populaire), merci au Pavillon pour ce voyage, vivement le prochain.
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 13h et de 14h à 18h, jusqu'au 3 juin, gratos !!
© GED Ω - 06/04 2012
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